Mis à l'honneur au Centre Pompidou, à Paris, dans le cadre d'une rétrospective, Todd Haynes présente également son dixième film à Cannes aux côtés de Julianne Moore et Natalie Portman. AlloCiné l'a rencontré pour plonger dans son univers unique.

1978. À seulement 17 ans, Todd Haynes, armé d’une caméra Super 8, réalise son tout premier film, The Suicide. D’une durée de 20 minutes, ce court métrage, au titre sans équivoque, met en scène un adolescent qui tente de s’ouvrir le ventre dans sa salle de bain.

Quarante-cinq ans plus tard, le cinéaste est devenu une figure du cinéma indépendant américain. Plébiscité par les plus grands, de Kate Winslet à Christian Bale, l’auteur n’a jamais cessé de filmer les plus vulnérables, les opprimés et ceux qui vivent en marge de la société.

Ce 20 mai, à l’occasion du 76e Festival de Cannes, Todd Haynes présente, en compétition, son dixième long métrage, May December, porté par Julianne Moore et Natalie Portman. Au même moment, à Paris, le Centre Pompidou met à l’honneur son travail jusqu’au 29 mai. L’occasion pour AlloCiné d’aller à sa rencontre pour plonger dans son univers.

AlloCiné : Votre tout premier court métrage, The Suicide, est une oeuvre très marquante, qui pose les premières bases de ce que sera votre cinéma. Comment réalise-t-on un film pareil à 17 ans ?

Todd Haynes : Je l’ai écrit à l’âge de 15 ans. C’était pour une dissertation, dans le cadre d’un examen. Nous devions écrire un mythe sur un héros et je l’ai situé dans la ville d’Oakwood. J’ai pris un stylo rouge, un stylo bleu, un stylo noir et un crayon. J’ai commencé à écrire cette histoire en utilisant les différentes couleurs, où chaque couleur correspondait à une voix différente dans la tête du personnage.

Tout cela s’est transformé en une sorte de montage qui a pris forme. La première ligne de cette histoire était en rouge : “Et c’est ainsi que j’ai commencé à me découper en plusieurs morceaux, avec soin et minutie.” C’est le fantasme du suicide d’un enfant, d’un jeune garçon, qui essaie de faire face à la douleur et aux difficultés à l’école. Mais c’est aussi, évidemment, une vraie métaphore sur la réalisation de films et le montage.

Je voulais montrer que le processus créatif n’est pas tout rose. Vous travaillez avec toutes sortes de sentiments et vous devez fouiller dans la partie la plus sombre de vous-même. Et je pense que c’est, en partie, ce qui a inspiré The Suicide.

Il nous a fallu deux ans pour le réaliser, entre l’écriture et le moment où nous avons terminé le son. L’histoire est bien plus longue, mais c’est devenu assez fou. Nous avons fini par mixer le film en 35 mm, même si nous l’avions tourné en Super 8. C’était une expérience extraordinaire. Et cela a en quelque sorte déclenché mon ambition de faire d’autres films.

Vous rappelez-vous de la réaction de vos parents face à votre film ?

Mon père est dans le film ! C’est lui qui donne la fessée à mon petit frère. Mes parents ont toujours fait partie intégrante de mon processus. Quand j’étais plus jeune, à l’âge de neuf ans, j’ai fait un film sur Roméo et Juliette et mon père s’occupait de la caméra quand je jouais tous les rôles. Lorsque j’étais Roméo dans un plan, combattant à l’épée, il était l’autre épée. Mon père a toujours été là, et ma mère aussi. Ils m’ont beaucoup soutenu.

Vous parlez de la scène de la fessée. Cette image-là revient dans bon nombre de vos œuvres. D’où vous vient cette obsession pour cette punition corporelle ?

C’était un voyage dans les souvenirs et les fantasmes d’enfance, comme cette séquence de rêve à la fin de Dottie Gets Spanked [court métrage sorti en 1993, ndlr] qui culmine dans une sorte de montage fou. Cela représente une sorte d’orgasme. J’ai rêvé d’une fessée quand j’avais 4 ans et il y avait une composante érotique, je le sais.

Quand je me suis souvenu de ce rêve, ma grand-mère, qui faisait de l’art, avait tous ces livres d’anatomie dans son studio et j’ai littéralement vu un montage de toutes ces images d’anatomie que vous voyez dans Dottie Gets Spanked. Cela vient donc de souvenirs d’enfance, mais ils se combinent à un grand nombre d’idées et de réflexions intéressantes qui m’ont poussé à me pencher sur le sujet de la fessée.

En 1991, vous réalisez votre premier long métrage, Poison, qui suit trois histoires indépendantes. Avant même sa sortie, le film est pointé du doigt par l’American Family Association, une organisation très conservatrice. Ils vous reprochent de “promouvoir” des pratiques sexuelles homosexuelles. Avez-vous vu cette polémique comme un obstacle ou plutôt une chance pour votre film d’être plus visible ?

Cela ne m’inquiétait pas, mais je n’étais pas non plus particulièrement intéressé par le fait que cela attire davantage l’attention sur le film. Je voulais que les gens parlent, idéalement, du film en lui-même et non de la polémique. Mais la controverse démontrait ce que le film pointait du doigt.

Cela reproduisait une société divisée faite pour isoler les personnes différentes et les transformer en parias, en étrangers, en problèmes. Et il fallait surmonter ces préjugés pour traverser l’épidémie de sida, parce que cela devenait une occasion de pénaliser et de victimiser les personnes qui étaient déjà mises à l’écart par la société.

Que pensez-vous de cette nouvelle vague de puritanisme que l’on peut observer aux États-Unis comme en Europe ?

Il y a, plus que jamais, un discours de haine beaucoup plus libre et notamment exprimé par l’extrême droite, aux États-Unis en tout cas. Il s’agit d’une petite partie de notre pays qui s’envenime. C’est juste qu’ils reçoivent beaucoup d’attention. Et bien sûr, l’ère Trump a contribué à cela, mais il y a aussi beaucoup de gens qui se rebiffent.

Des voix s’élèvent contre cette haine, et je ne peux qu’être optimiste. Le moment Trump, même s’il reste le seul candidat républicain possible à la présidence, n’a pas fonctionné. Il s’agit donc d’une minorité en voie de disparition qui vieillit au sein de la population.

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Un des thèmes majeurs de votre cinéma porte sur la maladie. Beaucoup de vos personnages sont en mauvaise santé. Vous abordez l’anorexie (Superstar : The Karen Carpenter Story), les dérives des industries chimiques (Dark Waters), les allergies (Safe)…

Il y a cette idée de toxicité, de poison, de problèmes environnementaux, d’empoisonnement social et que nous sommes tous en quelque sorte empoisonnés par la société. Mais ce qu’il y avait d’utile et de si remarquable à propos de Jean Genet, qui était la source d’inspiration de mon premier film Poison, c’est qu’il parlait du fait que nous avons tous du poison à l’intérieur de nous- mêmes. Le poison ne nous est donc pas simplement imposé.

Nous avons aussi des sentiments infestés de poisons. Nous nous empoisonnons nous-mêmes. Il y a du poison lorsque nous expulsons tous nos excréments, nos crachats, notre urine, notre pus et toutes les choses que le corps produit et on se dit immédiatement : “Oh, cela ne fait pas partie de moi ! C’est dégueulasse.” C’est une contradiction remarquable, car cela fait partie de nous.

De Safe à Loin du paradis, en passant par Carol, vous mettez en lumière des personnages féminins complexes qui n’hésitent pas à aller à l’encontre des normes de la société, quitte à être isolées du reste du monde. C’est également le cas de votre film May December. Qu’est-ce qui vous passionne dans ses héroïnes ?

Il est difficile de les classer dans la même catégorie, car je vois toutes les différences d’une histoire à l’autre. Et elles ne sont pas toutes nécessairement des femmes puissantes. Elles sont également vulnérables et passives ou rendues plus petites par les conditions auxquelles elles sont confrontées. Elles ne résolvent pas vraiment les problèmes auxquels elles sont confrontées. C’est du moins le cas pour des films comme Safe et Loin du paradis.

Ces deux films sont portés par Julianne Moore. C’est votre actrice fétiche. Comment décririez-vous son approche du jeu ?

Julianne Moore est une femme qui a travaillé avec des acteurs extraordinaires de tous bords, mais elle comprend l’objectif de la caméra comme personne. Elle sait s’effacer pour permettre au spectateur d’entrer et de faire son travail en comblant les lacunes.

C’est de là que vient la véritable expérience émotionnelle et ce que fait le spectateur. Et il faut laisser au spectateur l’espace nécessaire pour le faire, lui donner des outils et parfois lui retirer l’outil pour qu’il se penche davantage. Et c’est quelque chose que Julianne Moore savait intellectuellement et intuitivement en tant qu’actrice dès le début.

La musique est très présente dans votre œuvre. Vous avez réalisé des films (Velvet Goldmine, I’m Not There…), un documentaire (The Velvet Underground) sur des musiciens et même des clips vidéo pour le groupe Sonic Youth. Qu’est-ce qui vous fascine autant dans la figure de la rock star ?

Ce que j’aime chez eux, Bob Dylan et David Bowie en particulier, c’est la façon dont ils permettent à la musique, à leur célébrité et à leur créativité de continuer à ouvrir des questions sur le soi et l’identité et de continuer à nous troubler de la façon la plus excitante qui soit.

En fait, en particulier avec l’ère du glam rock, qui a permis aux jeunes publics et aux jeunes gens de se sentir à l’aise dans le fait de ne pas savoir qui ils étaient et de découvrir qui ils étaient, de changer, de s’habiller d’une certaine manière et d’une autre manière. Cette instabilité, ce sentiment d’instabilité radicale qui est en fait la norme, et non l’exception ou le mauvais choix, c’est ce que ces artistes ont continué à faire.

Quant à Bon Dylan, il l’a fait par une sorte de nécessité personnelle de continuer à faire de l’art. Et ses fans étaient très frustrés lorsqu’il s’est mis à la guitare électrique et qu’il n’était plus le chanteur folk, ni le chanteur contestataire. Et puis il a basculé encore plus loin quand il est redevenu chrétien. Vous êtes complètement désorienté par ce qu’il est et ce qu’il croit.

Et d’une certaine manière, cela signifie qu’il est en vie. Les vieilles cellules meurent et de nouvelles cellules les remplacent. C’est un processus de mutation constant. Il en a fait la ligne directrice de sa vie créative.

Propos recueillis par Thomas Desroches, à Paris, le 10 mai 2023.

La rétrospective Todd Haynes se déroule au Centre Pompidou, à Paris, du 10 au 29 mai 2023.